Ueda Keilani ♦ UC

 Il était tard et pourtant la circulation était encore difficile en centre-ville. Entre les rangées de voitures agglutinées aux feux rouges, Keilani déambulait en scooter, zigzaguant pour éviter les nombreux rétroviseurs, pressée d’arrivée à destination. La fatigue se faisait sentir et plus encore, le froid fouettait ses jambes partiellement recouvertes de sa paire de jeans trouée ici et là, la faisant frissonner d’inconfort. Heureusement elle avait livré sa dernière commande et était sur le chemin du retour. Elle ne tarda d’ailleurs pas à arriver devant la petite enseigne qui représentait le modeste restaurant dont les néons éclairaient encore la ruelle et se gara. Elle coupa le moteur du véhicule usé et sauta sur ses pieds afin de se saisir de son sac à dos pour le jeter négligemment sur son épaule. Et c’est sans douceur qu’elle ouvrit la porte de l’établissement, déclenchant ce son de clochette qu’elle supportait de moins en moins à force de l’entendre, et qu’elle pénétra la salle quasiment vide de monde. Keilani remarqua donc sans mal ces deux gars au visage familiers qui se goinfraient dans un coin du restaurant mais les ignora pour le moment, préférant commencer par le plus pénible. Pour ça, elle se dirigea vers le comptoir derrière lequel était posté son père et fouilla dans son sac pour presque lui jeter une trousse noire sur le journal qu’il lisait silencieusement. « Le butin. » marmonna-t-elle sans masquer sa lassitude en désignant son projectile précieux du menton. C’était la recette des livraisons de la soirée et donc un apport important pour la famille Ueda qui possédait l’enseigne. Enseigne qui prenait tout leur temps aux géniteurs de la petite tribu qu’ils avaient engendrés. Et bien que cet endroit permettait partiellement aux Ueda de payer les factures, Keilani ne pouvait plus se le voir en peinture.  Et le fait qu’elle ai du encore se farcir les livraisons alors qu’elle n’avait pas du tout voulu en entendre parler rajoutait à sa lassitude. La seule chose qui la consolait était que ses petits frères devaient aussi parfois mettre la main à la pâte et jouer les serveurs s’ils voulaient un minimum d’argent de poche. Un de ces derniers vint d’ailleurs à sa rencontre, lorgnant la trousse à argent comme s’il cherchait à la séduire, chose qui fit rouler au ciel les yeux de sa grande sœur qui ne se gêna pas pour frapper l’arrière de sa tête en grognant « N’y pense même pas.». Elle tourna ensuite à nouveau son regard vers le chef de famille en soupirant. « Hé, trouvez-vous un livreur la prochaine fois, je peux pas me faire porter pâle à mon propre boulot à chaque fois que vous êtes débordés pour venir faire du bénévolat ici. » Mais comme d’habitude, Mr Ueda se contenta d’hocher la tête pensivement tout en comptant la caisse, laissant à sa femme qui venait de sortir de la cuisine la tâche de reprendre leur seule et unique fille. « Comment tu parles à ton père, mauvaise fille » s’empressa la femme de petite taille de s’écrier de sa voix forte et aigüe et venant lui taper les fesses de son torchon. « Sois un peu reconnaissante, c’est ce restaurant qui p-»  « Paye le loyer bla bla, je suis au courant merci. » la coupa la jeune femme en s’éloignant avec un soupire, ignorant les ricanements d’un autre de ses frangins qui se moquait ouvertement d’elle. Cette rengaine elle la connaissait bien. Ses parents semblaient plus aimer ce fichu restaurant que leurs propres enfants. Et ça se ressentait sensiblement. Ils ne venaient presque plus dans le domicile familial depuis des années, laissant à l’ainée de la fratrie le soin de se charger elle-même de leur éducation. Elle était d’ailleurs la seule à avoir un minimum d’autorité sur les quatre garçons de la famille malgré ses emplois à mi-temps cumulés qui faisaient qu’elle aussi était de moins en moins disponible. Heureusement, les petits derniers approchaient dangereusement de la majorité, ce qui rendait les choses plus faciles.
Las, la jeune femme se dirigea vers le fond de l’établissement pour rejoindre les deux seules personnes qui ne faisaient pas partie de la famille. « Salut les moches. » les salua-t-elle d’un sourire carnassier avant de s’affaler sans aucune once de féminité sur une des chaises restantes. « Vous avez pas de maison ou quoi ? ». lança Keilani tout en se redressant pour piquer une fourchette et se servir dans l’assiette du plus proche, c’est-à-dire celle de Kazuki. A vrai dire elle était affamée et elle était assez proche d’eux pour se permettre de se servir sans demander. Et pour s’adresser à eux comme elle l’avait fait. Bien sur elle ne les trouvait pas moches, ils étaient même plutôt canons à son gout mais ça elle se gardait bien de leur dire, fallait pas qu’ils prennent la grosse tête non plus. Et puis elle savait qu’ils ne le prenaient plus mal depuis toutes ces années d’amour vache.  Après quelques bouchées de bœuf bien méritées, elle s’appuya a nouveau au dossier de sa chaise et bailla bruyamment avant de nonchalamment sortir une cigarette de son paquet abîmé a force de rester dans la poche de son pantalon. Elle la porta a sa bouche tout en écoutant les garçons discuter et ne cilla même pas alors que sa mère se mit à râler contre cette mauvaise habitude qu’elle avait de fumer et dont elle se cachait même pas, même devant sa famille.  Au contraire, elle alluma le bâtonnet de nicotine et répondit à l’un de ses amis en recrachant sans gêne sa fumée. « Bien sur qu’on sort après, hey, ce serait trop déprimant de se coucher comme ça. » affirma-t-elle en riant bien que la fatigue se fasse sentir. Mais ce n’était pas ça qui allait l’empêcher de boire comme un trou et faire les 400 coups avec ses frères de cœur.